2012-01-11

Comment inviter Roman Jakobson à l'école maternelle ?

Comment inviter Roman Jakobson à l'école maternelle.
Quelle métaphonologie à 5 ans ?
« Il faut préparer les élèves à apprendre à lire et à écrire ; leur faire distinguer les sons de la parole. Ils doivent découvrir tôt le plaisir de jouer avec les mots et les sonorités de la langue. Progressivement ils doivent discriminer les sons et pouvoir effectuer diverses opérations sur ces composants de la langue (localiser, substituer, inverser, ajouter, combiner...). L’enseignant doit être attentif à la progression adoptée pour ces activités orales, exigeantes ». Voilà ce que nous invitent à mettre en place les programmes de 2008 pour l'école maternelle.
Voilà ce que les programmes de 2008 nous invitent à mettre en place pour l'école maternelle.
Revenons donc un peu sur le pourquoi de tout cela. Jean Émile GOMBERT publie en 1990 (1) des travaux universitaires sur le développement métalinguistique et la métaphonologie. Il apporte des données importantes sur la relation entre un travail sur les sons du langage et les apprentissages de la lecture et de l'écriture.
Il définit la métaphonologie comme « l'ensemble des capacités d'identifier les composants phonologiques des unités linguistiques et de les manipuler de façon délibérée ». Elle est une analyse explicite (donc consciente) de la parole et de ses composants phonologiques. J E GOMBERT montre qu'au-delà de la simple segmentation (syllabique et/ou phonémique ) l'entraînement à des taches de décomposition et de recomposition de mots uni-syllabiques produisent un effet facilitateur sur l' apprentissage de la lecture.
L ' apparition des premiers comportements méta-phonologiques peut être provoquée dès l' âge de 5 ans et : " l'introduction dans l' éducation préscolaire d ' activités qui demandent à l' enfant d' abord de prêter attention à la composante phonologique du langage, puis d ' analyser ses productions en constituants de plus en plus petits, peut aider le futur lecteur potentiel lorsqu'il sera confronté à l'apprentissage de la lecture ".(1) La pédagogie de la langue écrite doit s ' appuyer sur une préparation métalinguistique préalable.

Comment intégrer la métaphonologie à une pratique de classe en maternelle ?
La connaissance de l’appareil phonatoire , de ses composants, (voile du palais, résonateurs, langue, glotte …) de ses capacités phoniques, est un élément qui peut aider les enfants à contrôler leur production vocale. C’est aussi pour l’enseignant un outil très efficace lorsqu’il s’agit d’expliquer aux enfants comment se produisent certains sons. Cette connaissance se construit progressivement.
Le premier réflexe d' un enseignant de maternelle est de tenter relier les notions qu'il doit faire intégrer à ses élèves à des situations vécues. De faire que les enfants manipulent ce qu'ils ont à apprendre afin de mieux l'intégrer. Pour ma part j'ai pris cela au pied de la lettre. J'ai proposé à mes élèves de « manipuler » leur appareil phonatoire, d'explorer leur cavité buccale avec les mains, ou plus exactement avec les doigts.
Systématiquement au fil des premières séances, j'ai proposé aux élèves d'opérer une reconnaissance des dents, des joues, du palais, du voile du palais. Nous avons appris à localiser le devant des dents, l'arrière, avec les doigts et la pointe de la langue. Nous avons fait pratiquer aux élèves une exploration systématique de la cavité buccale, sans omettre bien entendu d'en nommer chaque partie.
J'ai pu constater que ces jeux procurent un réel plaisir à ces jeunes élèves. La possibilité de mettre les doigts dans la bouche, ce qui est inhabituel dans un moment de classe, mais aussi de regarder dans la bouche du voisin, font de ces explorations des moments mémorables pour les élèves. Je leur ai aussi montré un courte vidéo de cordes vocales en action ce qui leur a permis de « voir la voix ». Ces simples activités permettent d'installer l'écoute et suscitent un réel intérêt pour la voix et pour les sons qui servent à parler. Dans tous les cas pour les élèves ce fut une découverte faite avec plaisir.
Une fois ces découvertes effectuées, il est temps de proposer un travail plus spécifique sur le son. Qui mieux que Roman Jackobson, père de la linguistique moderne, pourrait être à même d'aider les enseignants à construire une progression dans la découverte des sons du langage. C'est donc vers lui que très naturellement je me suis tourné.
JAKOBSON nous propose une chronologie du développement du système phonématique (2). Cette chronologie, pourra servir de base à une progression du travail sur les sons du langage. L'évolution phonique détaillée par JAKOBSON, montre que l ' éclatement de la voyelle large, conduit au stade suivante ; le triangle vocalique [ a ] A , [ i ] I , [ y ] U (fig 1). De là se différencieront les autres voyelles. Dans le cas des consonnes, les antérieures précèdent les postérieures de même que les occlusives apparaissent avant les constrictives.
Au-delà d' une simple chronologie, ce que nous enseigne JAKOBSON, c' est le principe des Lois de Solidarité ; c'est à dire la corrélation entre deux éléments ou l'acquisition de l'un présuppose l'acquisition de l'autre et ce dans toutes les langues du monde. Cette notion nous permettra d'avoir d'importants repères dans l'évaluation des capacités phoniques des enfants et donc de mieux adapter notre stratégie pédagogique.
Un exemple de cycle de travail sur la production sonore des voyelles.
figure 1
Généralement les sons des voyelles de base [ a ] A , [ i ] I , [ y ] U sont bien identifiés et ne posent que peu de difficultés articulatoires. L’objectif de cette séquence est de faire prendre conscience aux enfants des différences d’aperture des voyelles qui, particulièrement dans notre région (Bordeaux) peuvent présenter quelques "subtilités". Comme par exemple : O ouvert / fermé ; A ouvert / fermé ; É ouvert / fermé.
Les premières séances seront consacrées à la production du son [a ] A, de la manière la plus naturelle possible ; à partir du bâillement. Puis par une simple modification de la cavité buccale (étirement de la bouche, entraînant la fermeture du maxillaire) ,les enfants entendront leur production [a], se transformer progressivement en [i] I. Ils constateront cette modification plus qu'ils ne la provoqueront. C'est le mouvement du maxillaire qui transformera le son plus qu'une réelle volonté de la part des élèves.
Dans un second temps, nous demanderons aux élèves d'allonger les lèvres vers l'avant. Ce mouvement des lèvres déplace très naturellement le point d'articulation vers l'arrière et transforme très naturellement le [ i ] I en [ y ] U .
Le triangle de JAKOBSON (fig. 1) se trouve ainsi reconstruit par les enfants uniquement grâce à des indications de mouvements très simples.
Par la suite, il sera possible de faire prendre conscience aux élèves de modifications sonores, produites par le mouvement lent et progressif de fermeture et d'ouverture de la cavité buccale. Dans le triangle initial viendront s'intercaler ne nouvelles voyelles, [ o ] O, [ u ] OU, [ e ] É.
Dans ce passage progressif d'un son à l'autre , j'ai souvent constaté chez les élèves, des manifestations de surprise et une certaine jubilation à entendre se former un nouveau son. Ils ont visiblement du plaisir à voir apparaître et reconnaître le [ o ] O qui se forme lors du passage de [ a ] A à [ y ] U. Tout comme le [ e ] É entre le [ i ] I et le [ a ] A lors de l'ouverture.
Plus finement encore, il sera possible d’aborder des sons beaucoup plus proches comme la distinction ouvert/fermé, pour une même voyelle: O ouvert / fermé ; A ouvert / fermé ; É ouvert / fermé (voir figure 3 ci dessous). Nous avons là encore constaté le même plaisir lorsque les enfants découvrent et entendent ces différences.
Au terme de ce travail, nous avons constaté qu'une très grande majorité des élèves pouvait reconnaître et produire toutes les voyelles étudiées.
Pour ces élèves les constituants les plus petits du langage sont devenus des objets d'observation et d'étude d’une façon très naturelle. Ils ont bâti une connaissance et des compétences phonologiques qui s'appuient sur une véritable expérience sensorielle.
Des évaluations réalisées à partir de jeux de comptines, de jeux d’écho, donc hors du contexte d’apprentissage, ont montré que ce travail spécifique permet l' acquisition d'un savoir phonologique suffisamment solide pour être transposable. Il est donc envisageable de penser que ces compétences pourront être utilisées lors de l’apprentissage systématique de la lecture.

Sources :
(1) GOMBERT, J.E. (1990). Le développement métalinguistique. Paris: P.U.F, collection "Psychologie d'Aujourd'hui".
(2) JACKOBSON, R. (1973). Essais de linguistique générale, 2, Paris, Éditions de minuit.
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1 commentaire:

  1. Toute relativité considérée à mon échelle c'est une une très belle démonstration pédagogique. A suivre de toute urgence...

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